Confessions d'une mangeuse de viande

« Il y a quelques mois, un événement tragique a complètement transformé l’idée que je me faisais de mon passé. Depuis, je sais que la seule chose digne d’intérêt qui me soit arrivée, c’est le fait d’avoir mangé de la viande. » 

Ainsi s’ouvre l’essai que Marcela Iacub, intellectuelle réputée, consacre à la prise de conscience qui l’a frappée comme la foudre après une vie où manger de la viande a été un plaisir passionné, féroce. Toute personne respectueuse des animaux doit faire face à ce problème éthique : comment manger, autrement dit effacer de la terre, détruire de façon complète et irrémédiable, des êtres pour lesquels on éprouve de l'empathie ?

Dans son ouvrage court et limpide, Marcela Iacub raconte comment cela a été possible pour elle, avec droiture, avec le désir de ne rien dissimuler de ce dont elle pourrait avoir honte maintenant qu’elle est végétarienne.

Aussi commence-t-elle par parler longuement de son ancien goût immodéré de la viande : « J’adorais avaler des animaux préparés selon toutes les modalités des cultures humaines. » Marcela Iacub se fait même provocante en évoquant son opinion à l'époque au sujet du cannibalisme dont elle jugeait la peur « incompréhensible chez les mangeurs de viande » !

Toutefois, elle précise que, jusqu’à ses 12 ans, elle n’aimait pas manger de la viande et qu’on devait l’y forcer. Son amour de la viande n’était donc pas aiguillonné à l’origine par un instinct souverain. De façon plus profonde, elle explique comment son rapport avec les animaux fut l’objet d’un certain conditionnement dès ses premières années : « La première idée politique que j’ai entendue, avant même que je puisse la comprendre (…) c’est qu’il n’y a rien de plus grand, de plus merveilleux, de plus absolu que l’Homme. » Et l’entourage de l’auteur lui inculquait un amour de l’Homme quasi exclusif : « Il fallait avoir un cœur qui batte pour toutes les créatures humaines, même les plus lointaines et les plus monstrueuses », mais pas pour les animaux dont l’intelligence moindre justifiait, sinon le mépris complet, du moins la servitude tant que l’Homme y trouvât son compte. Si Marcela Iacub peut à présent démonter facilement la fausseté de ces idées , et parfois leur hypocrisie, elle déplore qu’en ce temps reculé de sa vie « quoiqu’il en fut, en dépit des interrogations ponctuelles que cette philosophie avait pu susciter en moi, j’ai cru et adhéré à tout.» 

Que fallait-il donc pour ébranler cet heureux « humanisme carnivore » ? Peut-être, pour un tempérament cérébral, des lectures de philosophes animalistes ? Non. Une simple petite chienne de six kilos, à la race indiscernable, Mademoiselle L., par contre oui. (Que l’on songe au Faust de Goethe où Méphisto apparaît au héros sous la forme d’un caniche noir !). Après un début de relation difficile, Marcela Iacub en vint à s’éprendre follement de sa chienne à la richesse bouleversante. Ceci la fit remettre en question sa vision des animaux domestiques dans leur ensemble et des rapports que les hommes pourraient entretenir avec eux : « Nous préférons transformer en steaks, terrines, grillades, brochettes et saucisses des êtres qui pourraient nous faire comprendre ce que nous sommes, ce qu’aimer, vivre et ressentir signifie, des êtres qui pourraient nous ouvrir à des formes de relations et de communication que nous ne soupçonnons pas, nous permettre d’élargir notre imagination, de transformer notre organisation sociale.»   

Malheureusement, son attachement pour Mademoiselle L. et les idées qu'elle développa alors ne furent pas suffisants pour que Marcela Iacub sautât le pas du végétarisme : « Que peut une idée vague, que peuvent les animaux conceptualisés (…) comparés aux pulsions irrésistibles qui m’amenaient à dévorer des brochettes d’agneau, des canards à l’orange, des saucisses de Toulouse ? » C’est un problème général de nos sociétés de vivre dans la coupure. Entre la production des biens et leur présence sur les étalages des magasins, il y a un mur épais de derrière lequel les souffrances des animaux, réduits à de la simple matière première pour satisfaire non seulement la faim, mais la gourmandise non tempérée et même un gaspillage immense (1,3 milliard de tonnes de nourriture par an selon la FAO), ne nous parviennent pas.  

Cependant, Marcela Iacub devait à nouveau reconsidérer la question animale à travers un procès concernant un poney. Une affaire étrange que celle de ce poney qui dut subir les assauts sexuels d’un homme. La condamnation judiciaire relativement lourde pour « sévices graves » et « actes de cruauté » que ce dernier reçut fut une énigme pour Marcela Iacub comme le poney n’avait pas souffert de violence réelle. Elle chercha pendant longtemps ce qui clochait là-dedans. Passer devant une boucherie chevaline près de chez elle lui donna un premier indice : « Le fait de tirer des jouissances sexuelles d’un animal sans lui causer la moindre souffrance (…) est interdit. Le fait de tuer un tel animal pour jouir du goût de sa chair est autorisé.» Mais ce n’est qu’après un certain « événement tragique » que l’auteur débrouilla le nœud : la législation « avait fait de l’animal un être sensible sans lui avoir octroyé, dans le même temps, le droit à la vie ». Le droit à la vie… C’était à la fois transparent et impossible à voir pour quelqu’un mangeant de la viande.  

Quel est cet « événement tragique » qui est au cœur de cet essai où la rigueur intellectuelle se pare de la plus grande simplicité, ce qui pour Albert Camus était la marque des grandes œuvres ? Il est annoncé dès le départ, il est dissimulé jusqu’au terme des confessions, jusqu’à ce que la dernière goutte du calice amer soit bue. Pour cela, il ne m’appartient pas de le révéler ici. Le lecteur devra parcourir une à une les pages des confessions de Marcela Iacub où il ne manquera pas de se retrouver lui-même. Une des forces du livre réside en ce que le récit intime que l’auteur accomplit a une valeur universelle. Une autre est qu’il est rédigé sans l’agressivité du disciple fraîchement baptisé : les vérités dures qu’il contient brillent ainsi d’une lumière plus claire comme celle qu’il y a dans les yeux d’un animal quand on ne les fuit plus. 

23 juillet 2011
  
Marcela Iacub : Confessions d’une mangeuse de viande, Fayard, 2011.

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