Au revoir

Voilà un an et demi, j’ai quitté le champ où je vivais à Décines, dans la banlieue lyonnaise, à cause d'un projet visant à y édifier un stade de football. Tandis que mes compères ont fui là où ils ont pu dans la campagne rongée par l’activité humaine, j’ai voulu défendre notre cause dans la grande ville. Est-il utile de préciser que je n’ai jamais pu m’entretenir avec le maire de Lyon ? Qu’est-ce un lapin ? Un être chétif livré à tous les mauvais traitements de la part des êtres humains, que cela soit dans de minuscules cages bon marché pour leur tenir compagnie, dans les usines à viande pour pourvoir à leur alimentation, ou bien dans les laboratoires pour assurer leur santé.

Pour repérer ses prédateurs, le lapin est doté de longues oreilles et d’yeux à large vision. J’ai mis à profit ces dispositions naturelles lors de mon séjour chez les hommes. Je les observés, regroupés à l’intérieur de la ceinture de béton où ils se sont abrités de la nature, ceinture dont ils s’emploient à reculer sans cesse les limites : ils appellent cela le « développement ». Pour ma part, je préfère parler de « débordement », celui d’une société sans autre horizon que la muraille qu'elle pousse sur la surface de la Terre, encore et encore, de toutes ses forces, tant qu’elle peut, encore et encore. La muraille avance, elle épuise la force de ceux qui la poussent, elle écrase tous ceux qui ne la poussent pas et ne peuvent fuir.

Qu’on le veuille ou non, tel est le sort de millions d’animaux chaque jour comme celui de ce lapin auquel je songe à présent, celui-là parmi tous, engraissé dans une cage de fer où il ne peut se retourner pour que l’humanité reprenne ses forces de la façon plus économique possible avant de pousser, encore et encore, sa muraille. La vie de ce lapin est vouée à la souffrance : apparue entre des rouages s’engrenant automatiquement, elle y sera broyée une fois pour toutes au terme fixé par l’ingénierie efficiente.

Je me suis exprimé assez là-dessus au cours de ces dix-huit derniers mois. J’ai réussi en quelques occasions à me faire remarquer un peu (mais qu'un peu) sur le net. Il n'empêche, je ne suis qu’un lapin, un lapin sauvage, chassé d’un champ, et qui, après son séjour entre la muraille de béton, va essayer de se trouver un nouveau gîte naturel, là où il en reste.

Ce n'est pas un adieu au demeurant, je me suis fait, on le sait, un ami d'un autre curieux animal allant librement son chemin sur le net et sur le papier : Le Cheval boiteux. On devrait me retrouver de temps en temps en sa compagnie hors des sentiers battus ou plutôt goudronnés d'une humanité à courte vue... 


19 juin 2012
(Crédit photo : Julia Buehrle)

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