Une terrible ineptie perdure

Alors que dans le passé, aller à l’usine était le sort des classes pauvres, aujourd'hui, pouvoir y entrer est un privilège de riches. Ainsi faut-il disposer de 12 euros à dilapider pour voir les œuvres d’art contemporain exposées actuellement à l’ancienne usine T.A.S.E. à Vaulx-en-Velin dans le cadre de la biennale de Lyon. Parmi elles, un enclos aux formes biscornues où s’ébattent des poulets attifés de plumes chatoyantes…


De Laura Lima, artiste brésilienne, Gala Chicken and Gala Coop constitue en effet une des attractions de la biennale de Lyon (Une Terrible beauté est née est le titre de l'édition de cette année).

Le guide indique, car sinon il n'est pas sûr qu’on le devine soi-même, que l'installation conçue par Laura Lima se veut une « métaphore de l’ordre social et des normes qu’il impose » et que « réalisée à plusieurs reprises depuis 2004, l’œuvre a en effet permis à l’artiste d’observer de nombreux changements chez les poulets : les animaux timides deviennent flamboyants, d’autres changent de genre…»  

L’on ne montera pas ici sur ses ergots pour dénoncer la maltraitance psychique dont les participants involontaires de cette œuvre seraient victimes si l’artiste disait vrai. C’est une idée trop éloignée du sens commun pour que l'on puisse s’en alarmer (pour encore combien de temps ?). Aussi, ne nous y étendons pas. Je mettrai néanmoins en avant le fait que, de toute façon, les poulets de cette soit-disant allégorie de l’aliénation sont réduits à l’état d’objets. Et que cela soit d’objets d’art ne change rien pour eux. L’image de l’aliénation que l'artiste a voulu produire se mord ainsi la queue : elle est elle-même aliénation. Elle pratique ce qu’elle entend critiquer.  

Ceci, bien sûr, il ne faut pas compter sur les médias pour le remarquer et le déplorer. Les recherches sur le net laissent supposer, par la récurrence des mêmes formules, que beaucoup de publicistes (enfin, de journalistes) se seraient en fait contentés de consulter leur guide (ou un dossier de presse amicalement adressé avec des billets gratuits) pour parler (comme des perroquets) de l'œuvre de Laura Lima...
 

Que l’on me pardonne de profiter (moi aussi, tout le monde est pourri décidément !) de la situation d'êtres dégradés pour m’exprimer un peu sur l’art contemporain en général. C’est une de ses ambitions que de vouloir prendre à revers, d’étonner, de bousculer le spectateur, ne fut-ce qu’au niveau de ses sens, alors qu’il dépend des institutions et des forces de l'argent. Je dis ceci en pensant à L’Homme unidimensionnel, ouvrage fort intéressant d'Herbert Marcuse publié dans les années soixante dont je poursuis ces jours-ci la lecture. Selon la théorie qui y est exposée, je me demande si on ne pourrait pas considérer l’art contemporain comme pleinement intégré à une société « totalisante » capable d'assimiler toute forme de contestation de façon à les déjouer (et ainsi continuer de croître, de croître, de croître sans fin parce que croître est le tourbillon, le trou noir qui l’aspire …). N'est-ce pas, si l’art contemporain veut avoir une dimension critique, ce n’est que superficiellement, il ne s’attaque qu’à l’écorce des choses (les ravages du fluo par exemple), non pas à leur racine. S’il se prétend libre, il est on ne peut plus captif des dernières modes, des dernières bulles créées pour et par les amateurs fortunés qui n'entendent certes pas perdre leurs billes. 

De telles productions ne peuvent pas déstabiliser concrètement la société, mais seulement pour la forme, pour le vernis, le vernis brillant d'un anticonformisme prétendument éclairé. À mes yeux, ce qui marque l'art « contemporain » est l'impuissance à la différence de l’art « moderne », qui, des expressionnistes jusqu’au tournant de la seconde guerre mondiale, produisit, lui, véritablement le scandale et non des pétards mouillés. 


L'art épuisé que donne à contempler l'art contemporain est aussi subversif vis-à-vis de l'ordre établi que, je ne sais, disons, le quotidien Le Progrès à l’égard de la mairie de Lyon ! Il y aurait de quoi le désigner comme l’art officieux de la société de consommation et du spectacle. Là où les cauchemardesques élevages en batteries voient les poulets s’entre-dévorer, dans l’installation dérisoire de l’usine T.A.S.E, ils confondent leur sexe.

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13 octobre 2011
(Dessins : J. Ange & A. Buehrle)

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