Animal, mon prochain

Aujourd’hui, je voudrais toucher deux mots d’un essai de philosophie avec lequel je me sens tout à fait en accord, Animal, mon prochain où Florence Burgat procède à une critique profonde de la représentation des animaux dans la pensée occidentale. Elle montre comment ceux-ci ont été discrédités comme des êtres inférieurs dénués de dignité morale et sans autre valeur que leur utilité aux hommes. 

Actuellement directrice de recherche à l’INRA, l'auteur traite d’abord des principales théories de droit et de philosophie concernant l’essence de l’homme et celle de l’animal. Les plus en faveur ont consisté à tracer des différenciations métaphysiques nettes sur le ring de l'univers. À ma droite, le corps revêtu d’un superbe manteau de civilisation, béni des dieux qui lui ont insufflé conscience, raison, sociabilité et moralité, remarqué en plusieurs occasions au cours de l’histoire, il pose avec une légitimité fierté, sous vos applaudissements, voici l’homme ! À ma gauche, des poils, de la chair, du muscle, des instincts et des réflexes, j’entends déjà qu’on le conspue, bouh, bouh, il faut le tirer par une corde, l’obtuse, l’immonde bête ! 

Florence Burgat analyse avec rigueur et révolte ce concours de vertus truqué que l’homme est d’emblée assuré de gagner. Lui seul, à ses yeux, possède des facultés intellectuelles et morales, lui seul possède une dignité à ménager, lui seul de la sorte peut revendiquer l’empire de la Terre dont la conquête fonde pour ses thuriféraires le sens de son existence sans qu'il n'ait à se préoccuper en aucune façon des animaux. Chez Descartes, ces derniers ne sont que des machines, chez Heidegger, des parents pauvres en monde. Privés de tout ce qui peut faire un intérêt métaphysique et un souci moral, ils s’offrent à l'homme comme simples moyens à ses fins. 

Intermède 






Face à ces théories avantageuses pour l’espèce humaine, Florence Burgat oppose celles, moins populaires, de Rousseau et Schopenhauer. Selon le premier, que j’évoquerai seul, l’homme n’a pas toujours été un produit fini de raison et de langage. Son état originel le trouvait similaire aux autres animaux avec lesquels il partageait la même condition existentielle – situation qui, en matière de morale et de droit, dégage, pour Rousseau, une conséquence fondamentale : 

« De cette manière – dixit le penseur suisse – on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse. » Et Florence Burgat d’enchaîner, livrant la clé du titre de son ouvrage : « La question du semblable – qui est mon prochain  ? – est décisive (…) À quelles conditions un être accède-t-il au rang du sujet possédant une valeur intrinsèque et poursuivant des fins propres ? » 

La réponse donnée par la philosophe est tout simplement l'empathie à l'égard des animaux, celle qu’éprouvent les enfants avant que leur esprit ne soit corrompu par la religion anthropocentrique ou bien celle des adultes qui n’ont pas pris la grosse tête en considérant leurs quelques potentialités, limitées au surplus. Tous ceux-là savent que les animaux sont des êtres qui, à des degrés divers, offrent les mêmes dispositions que les êtres humains : ils sont sensibles, ils pensent, ils découvrent, ils inventent, etc. 

Pour leur reconnaître ces facultés, il n’y a ainsi nul besoin de se livrer à des expériences en laboratoire comme un chapitre de l’ouvrage de Florence Burgat, consacré aux questions épistémologiques, en pointe l’inanité de principe. Chercher à établir si un lapin peut compter est aussi pertinent que chercher à établir si un homme peut creuser un terrier avec ses mains. 

Mais peut-être, en dernier lieu, le problème n’est-il pas dans l’animal lui-même, mais dans l’homme, dans son corps agité de pulsions qu’il est enclin à refouler. Suivant notamment Freud et Bataille, Florence Burgat émet l’hypothèse que l’animal « fait figure de double, de mauvais double ou double grotesque, contre-modèle cependant envié » pour son insouciance physique. Nier l’animal permettrait, par un processus de déplacement, de nier la bête en nous et ainsi de nous tranquilliser. 

Quoiqu'il en soit, face aux égarements auxquels conduit la raison si on veut y fonder la morale, Florence Burgat défend la pitié : 

« Si l’expérience de la pitié est bien l’épreuve en acte de la dissolution des genres et des espèces, elle abolit la distinction la plus essentielle à la constitution du soi comme individu séparé, c’est-à-dire le sentiment de l’individuation. La pitié, infinie dans ses exigences, bouleverse les catégories propres à une morale bornée aux seuls êtres de raison et fait effectivement entrer l’animal dans la sphère du souci, contredisant ainsi sa relégation du côté de l’objet ou du moyen. » 

16 février 2011 

Florence Burgat : Animal, mon prochain, Odile Jacob, 1997.

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